VISITES GUIDEES DE GALERIES ENFOUIES

(DANS UN ORDINATEUR)

 

Jean-François COLONNA

colonna@cmap.polytechnique.fr

 

 

 

 

 

 

 

1. Introduction

 

 Le titre de ce texte peut sembler bien mystérieux, mais il révèle en fait la double lecture qu'il est possible de faire des images dont il va être question. En effet, ces images sont, dans leur grande majorité, calculées à des fins scientifiques ou pédagogiques ; mais cela n'exclue pas de les réaliser sous contrainte d'harmonie esthétique, en étant attentif aux proportions, aux couleurs,... voire de temps en temps en oubliant la science. Le mot galerie doit donc être entendu dans deux sens bien différents qui seront définis ci-après.

 

2. Galerie d'Art

 

figure 1 : Monument Valley au coucher de soleil.

 

lactamme.polytechnique.fr/Mosaic/images/PAYS.u9.M.D/display.html
                                                                                                                                                     

Les galeries d'art enfouies dans les ordinateurs sont celles qui offrent au spectateur des images pour le seul plaisir des yeux, en évitant de décrire les processus mathématiques sous-jacents. Mais quel est alors le statut de ces images : sont-elles des oeuvres au sens classique du terme ? Il convient de rappeler d'abord qu'elles perdent ici une propriété fondamentale (dans le sens où celle-ci donne une partie de leur valeur aux oeuvres) : celle de l'unicité ; avec les images dites numériques, toute copie est aussi parfaite que l'original. Elles manquent aussi d'un support noble : ici point de marbre de Carrare... Mais au-delà des ces caractéristiques négatives, il est un point qui semble des plus prometteurs : celui de l'émergence de la notion d’œuvre potentielle. En effet, je me considère comme un "créateur algorithmique" et l'aboutissement du processus créatif n'est pas une ou plusieurs images produites par un certain programme, mais bien plutôt ce dernier qui doit donc être vu alors comme contenant (potentiellement) une quasi-infinité (puisque l'infini n'existe pas dans une machine numérique) d'images de même type. C'est ainsi le cas d'un générateur de champs fractals à N dimensions que j'ai conçu et qui est capable de produire une variété incroyable de phénomènes naturels : montagnes, nuages,... (voir la figure 1). Ce concept, qui n'aurait certainement pas déplu à Jorge Luis Borges, est malheureusement difficile à expliquer au grand public et dans ces conditions, il est nécessaire de produire des "objets" plus facilement communicables (des images) qui seront présentées dans des galeries d'art réelles et plus souvent (malheureusement ?) virtuelles.

 

3. Galeries de Mine

 

A côté des galeries d'art virtuelles enfouies dans les ordinateurs, des galeries de mine, plus mystérieuses, sillonnent les mémoires de nos machines. Une mine, dans son sens le plus commun, est un lieu où l'on creuse la terre dans l'espoir d'y découvrir des richesses, voire des trésors ; mais quelle est cette terre dont il est ici question ? Elle est faite des mathématiques qui constituent un élément structurant fondamental de notre perception de la réalité et qui se sont imposées au cours des siècles comme le langage nécessaire à la science pour décrire les phénomènes qu'elle étudie. Même si ce langage n'est certainement pas la réalité ultime, mais bien plutôt le reflet le plus fidèle de nos structures cognitives les plus profondes, il nous a permis d'imaginer l'infini.

 

L'expérimentation virtuelle est une approche scientifique récente ; elle consiste à partir du modèle mathématique d'un certain phénomène physique, puis, afin de résoudre les équations qu'il contient, à lui appliquer certaines méthodes dites numériques. Ensuite, tout cela est transcrit en un programme qui, une fois mis au point, est exploité et produit des résultats. L'analyse de ceux-ci pose bien souvent un problème de quantité d'informations qui, généralement, ne peut-être résolu qu'en faisant appel à leur mise en images animées. Ainsi, modifier les paramètres d'un modèle et observer les images produites constituent bien une nouvelle forme d'expérimentation.

 

Cette approche est très prometteuse, aussi bien au niveau fondamental qu'industriel et l'on ne peut s'empêcher de rappeler à ce propos les paroles d'Heinrich Hertz au siècle dernier : "on ne peut échapper au sentiment que ces formules mathématiques ont une existence qui leur est propre, qu'elles sont plus savantes que ceux qui les ont découvertes, et que nous pouvons en extraire plus de science qu'il n'en a été mis à l'origine". Cela est vrai de l'expérimentation virtuelle ainsi que des modèles et des programmes qu'elle utilise, mais à condition de bien connaître les dangers et les limites de cette approche.

 

En ce qui concerne les aspects mathématiques et calcul, il est évident que les nombres réels sont essentiels. Cette omniprésence est d'ailleurs intrigante : en effet, à quoi sert cette précision infinie qu'ils nous offrent, alors que l'univers semble ne mesurer que 1.5 1061 (exprimé avec comme unité la longueur de Planck) ? Leur utilité semble venir du besoin de passer à la limite pour obtenir des équations différentielles. Mais un ordinateur n'est qu'une machine finie (sa capacité, bien que de plus en plus importante, est malgré tout physiquement limitée) et discrète (une grandeur continue doit y être échantillonnée) ; ainsi, dans ces machines, l'infini et le continu n'existent pas, alors qu'ils nous sont, apparemment, essentiels ; des propriétés fondamentales, comme l'associativité de l'addition et de la multiplication, sont alors perdues. Oublier cela peut, dans certaines circonstances (cas des problèmes dits sensibles aux conditions initiales en particulier, voir la figure 2), conduire à quelques désagréments (euphémisme...).

 


 

 

figure 2 : Etude du problème des N-corps avec N=4 (deux étoiles formant un système binaire et deux planètes). Le calcul est effectué sur trois ordinateurs dits compatibles et leurs résultats superposés en attribuant à chacune des trois machines une couleur fondamentale (Rouge,Vert et Bleu).

http://www.lactamme.polytechnique.fr/Mosaic/images/NCOR.X7.16.D/display.html

 

La mise en images, contrairement à une intuition naïve, est, elle aussi, source de difficultés. En effet, nous sommes ici bien loin des applications vantant les qualités d'une automobile ou encore d'un paquet de lessive. Avec la visualisation dite scientifique, il s'agit bien souvent d'offrir au regard des objets abstraits (des structures mathématiques, par exemple) et donc sans image a priori. Mais cela veut-il dire que tous les "objets" naturels possèdent une image ? Malheureusement non : cela est évident dans l'univers quantique, mais plus près de nous, quelle est la couleur d'un champ de pression ou de température ? A cette question absurde, il faut malgré tout répondre pour construire des images représentant de tels résultats. La moralité de tout cela est simple : la mise en image d'objets scientifiques est, en toute généralité, arbitraire et donc subjective. Aussi, est-il très facile de construire des vues "orthogonales" d'une entité unique (voir la figure 3).



 

figure 3: Un même champ scalaire bidimensionnel est visualisé à l'aide de quatre palettes de couleurs différentes. Les quatre vues obtenues suggèrent des propriétés incompatibles entre-elles, en ce qui concerne le champ unique sous-jacent. www.lactamme.polytechnique.fr/Mosaic/images/PARADOXE.11.D/display.html

 

4. Suivez le Guide

 

Les techniques de l'expérimentation virtuelle, à condition d'utiliser des modèles pertinents (et réfutables), des méthodes numériques robustes et une programmation fiable (ce qui est particulièrement difficile à réaliser...), des outils de calcul rapides et enfin une mise en image la plus "neutre" possible, permettent de pratiquer le voyage spatio-temporel virtuel. L'exploration de toutes les échelles connues, du monde quantique à l'univers, devient possible (voir la figure 4).

 

 

figure 4: De la structure en quarks et gluons du nucléon (en bas et à gauche) à l'Univers (en haut et à droite).
www.lactamme.polytechnique.fr/Mosaic/images/DEMO.31.16.D/display.html

 

5. Conclusion

 

Les mathématiques, profitant des progrès fabuleux de l'informatique, tout à la fois jeu de l'esprit et fenêtre ouverte sur la réalité, se révèlent aussi objet et outil de création artistique : objet car elles proposent à l'artiste de nouvelles sources d'inspiration, mais aussi outil parce qu'elles lui offrent, tout comme au scientifique, de nouveaux moyens d'expression qui seront d'autant mieux maîtrisés que leurs limites en seront mieux connues.

 

 

 

CMAP/Ecole Polytechnique,

France Telecom R&D, 91128 Palaiseau Cedex

 http://www.lactamme.polytechnique.fr