VISITES GUIDEES DE GALERIES ENFOUIES
(DANS UN ORDINATEUR)
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1.
Introduction
Le titre de ce texte peut sembler bien
mystérieux, mais il révèle en fait la double lecture qu'il est possible de
faire des images dont il va être question. En effet, ces images sont, dans leur
grande majorité, calculées à des fins scientifiques ou pédagogiques ; mais cela
n'exclue pas de les réaliser sous contrainte d'harmonie esthétique, en étant
attentif aux proportions, aux couleurs,... voire de temps en temps en oubliant
la science. Le mot galerie doit donc être entendu dans deux sens bien
différents qui seront définis ci-après.
2.
Galerie d'Art
figure 1 : Monument Valley au coucher de soleil.
Les galeries d'art enfouies dans les ordinateurs sont celles qui
offrent au spectateur des images pour le seul plaisir des yeux, en évitant de
décrire les processus mathématiques sous-jacents. Mais quel est alors le statut
de ces images : sont-elles des oeuvres au sens classique du terme ? Il convient
de rappeler d'abord qu'elles perdent ici une propriété fondamentale (dans le
sens où celle-ci donne une partie de leur valeur aux oeuvres) : celle de
l'unicité ; avec les images dites numériques, toute copie est aussi parfaite
que l'original. Elles manquent aussi d'un support noble : ici point de marbre
de Carrare... Mais au-delà
des ces caractéristiques négatives, il est un point qui semble des plus
prometteurs : celui de l'émergence de la notion d’œuvre potentielle. En effet,
je me considère comme un "créateur algorithmique" et l'aboutissement
du processus créatif n'est pas une ou plusieurs images produites par un certain
programme, mais bien plutôt ce dernier qui doit donc être vu alors comme
contenant (potentiellement) une quasi-infinité (puisque l'infini n'existe pas
dans une machine numérique) d'images de même type. C'est ainsi le cas d'un
générateur de champs fractals à N dimensions que j'ai conçu et qui est capable
de produire une variété incroyable de phénomènes naturels : montagnes,
nuages,... (voir la figure 1). Ce concept, qui n'aurait certainement pas déplu
à Jorge Luis Borges, est malheureusement difficile à expliquer au grand public
et dans ces conditions, il est nécessaire de produire des "objets"
plus facilement communicables (des images) qui seront présentées dans des
galeries d'art réelles et plus souvent (malheureusement ?) virtuelles.
3.
Galeries de Mine
A côté
des galeries d'art virtuelles enfouies dans les ordinateurs, des galeries de
mine, plus mystérieuses, sillonnent les mémoires de nos machines. Une mine,
dans son sens le plus commun, est un lieu où l'on creuse la terre dans l'espoir
d'y découvrir des richesses, voire des trésors ; mais quelle est cette terre
dont il est ici question ? Elle est faite des mathématiques qui constituent un
élément structurant fondamental de notre perception de la réalité et qui se
sont imposées au cours des siècles comme le langage nécessaire à la science pour
décrire les phénomènes qu'elle étudie. Même si ce langage n'est certainement
pas la réalité ultime, mais bien plutôt le reflet le plus fidèle de nos
structures cognitives les plus profondes, il nous a permis d'imaginer l'infini.
L'expérimentation
virtuelle est une approche scientifique récente ; elle consiste à partir du
modèle mathématique d'un certain phénomène physique, puis, afin de résoudre les
équations qu'il contient, à lui appliquer certaines méthodes dites numériques.
Ensuite, tout cela est transcrit en un programme qui, une fois mis au point,
est exploité et produit des résultats. L'analyse de ceux-ci pose bien souvent
un problème de quantité d'informations qui, généralement, ne peut-être résolu
qu'en faisant appel à leur mise en images animées. Ainsi, modifier les
paramètres d'un modèle et observer les images produites constituent bien une
nouvelle forme d'expérimentation.
Cette
approche est très prometteuse, aussi bien au niveau fondamental qu'industriel
et l'on ne peut s'empêcher de rappeler à ce propos les paroles d'Heinrich Hertz
au siècle dernier : "on ne peut échapper au sentiment que ces formules
mathématiques ont une existence qui leur est propre, qu'elles sont plus
savantes que ceux qui les ont découvertes, et que nous pouvons en extraire plus
de science qu'il n'en a été mis à l'origine". Cela est vrai de
l'expérimentation virtuelle ainsi que des modèles et des programmes qu'elle
utilise, mais à condition de bien connaître les dangers et les limites de cette
approche.
En ce
qui concerne les aspects mathématiques et calcul, il est évident que les
nombres réels sont essentiels. Cette omniprésence est d'ailleurs intrigante :
en effet, à quoi sert cette précision infinie qu'ils nous offrent, alors que
l'univers semble ne mesurer que 1.5 1061 (exprimé avec comme unité la longueur
de Planck) ? Leur utilité semble venir du besoin de passer à la limite pour
obtenir des équations différentielles. Mais un ordinateur n'est qu'une machine
finie (sa capacité, bien que de plus en plus importante, est malgré tout
physiquement limitée) et discrète (une grandeur continue doit y être
échantillonnée) ; ainsi, dans ces machines, l'infini et le continu n'existent
pas, alors qu'ils nous sont, apparemment, essentiels ; des propriétés
fondamentales, comme l'associativité de l'addition et de la multiplication,
sont alors perdues. Oublier cela peut, dans certaines circonstances (cas des
problèmes dits sensibles aux conditions initiales en particulier, voir la
figure 2), conduire à quelques désagréments (euphémisme...).
figure 2 : Etude du problème des N-corps avec N=4 (deux étoiles formant un système binaire et deux planètes). Le calcul est effectué sur trois ordinateurs dits compatibles et leurs résultats superposés en attribuant à chacune des trois machines une couleur fondamentale (Rouge,Vert et Bleu).
La mise en images, contrairement à une intuition naïve, est, elle aussi, source de difficultés. En effet, nous sommes ici bien loin des applications vantant les qualités d'une automobile ou encore d'un paquet de lessive. Avec la visualisation dite scientifique, il s'agit bien souvent d'offrir au regard des objets abstraits (des structures mathématiques, par exemple) et donc sans image a priori. Mais cela veut-il dire que tous les "objets" naturels possèdent une image ? Malheureusement non : cela est évident dans l'univers quantique, mais plus près de nous, quelle est la couleur d'un champ de pression ou de température ? A cette question absurde, il faut malgré tout répondre pour construire des images représentant de tels résultats. La moralité de tout cela est simple : la mise en image d'objets scientifiques est, en toute généralité, arbitraire et donc subjective. Aussi, est-il très facile de construire des vues "orthogonales" d'une entité unique (voir la figure 3).
figure 3: Un même champ scalaire
bidimensionnel est visualisé à l'aide de quatre palettes de couleurs
différentes. Les quatre vues obtenues suggèrent des propriétés incompatibles
entre-elles, en ce qui concerne le champ unique sous-jacent. www.lactamme.polytechnique.fr/Mosaic/images/PARADOXE.11.D/display.html
4.
Suivez le Guide
Les
techniques de l'expérimentation virtuelle, à condition d'utiliser des modèles
pertinents (et réfutables), des méthodes numériques robustes et une
programmation fiable (ce qui est particulièrement difficile à réaliser...), des
outils de calcul rapides et enfin une mise en image la plus "neutre"
possible, permettent de pratiquer le voyage spatio-temporel virtuel.
L'exploration de toutes les échelles connues, du monde quantique à l'univers,
devient possible (voir la figure 4).
5.
Conclusion
Les mathématiques, profitant des progrès fabuleux de l'informatique, tout à la fois jeu de l'esprit et fenêtre ouverte sur la réalité, se révèlent aussi objet et outil de création artistique : objet car elles proposent à l'artiste de nouvelles sources d'inspiration, mais aussi outil parce qu'elles lui offrent, tout comme au scientifique, de nouveaux moyens d'expression qui seront d'autant mieux maîtrisés que leurs limites en seront mieux connues.
CMAP/Ecole
Polytechnique,
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